Pierre

Le 22 décembre, Pierre Bouilloux a mis fin à sa vie. L’hommage unanime qui lui a été rendu en l’église de son village de Viuz-la-Chiesaz donne la mesure de ce que Pierre représentait pour tout notre milieu.

Nous avons tous admiré Pierre, ses triangles records, ses grands vols-bivouacs, la superbe fabrique de sellettes qu’il a su créer et hisser au pinacle. Pour beaucoup, il a été une sorte de père spirituel. Mais les griffures de la vie l’avaient bien entamé et il avait de plus en plus de mal à aborder le quotidien.

J’ai partagé avec Pierre, il y a bien longtemps, de très beaux moments dans le Sahara. C’était en 1987 entre Tamanrasset et le refuge du Père de Foucault. Nous étions venus là pour grimper et voler. Pierre, à l’époque, était un deltiste renommé et un grand alpiniste. Il avait ouvert de grandes voies, notamment dans les faces Nord de l’Olan et Sud de la Meije. Le soir nous dormions à la belle étoile, enroulés dans nos duvets à même le sable. Sous un ciel dont la limpidité laissait voir des milliards d’étoiles, nous parlions de nos projets. Pierre avait laissé tomber Paris et son métier de kinésithérapeute pour créer à Annecy une école d’enseignement du deltaplane et du parapente. Le local de l’école, 12 rue Mandallaz, abritaient quelques machines à coudre qui lui permettaient de fabriquer les premiers harnais pour le vol libre. Dans la nuit saharienne Pierre me parlait de sa quête de Dieu et de son projet d’agrandir son petit atelier de couture, pendant que moi je lui expliquais mon projet de créer Parapente Mag. Nous rêvions tout haut, heureux et optimistes, nous nous encouragions mutuellement et c’est ainsi que sous les étoiles du Sahara s’élaboraient Sup’Air et de Parapente Mag.

Sup’Air est peu à peu devenu la plus importante entreprise française de vol libre, fabriquant des sellettes pour le monde entier. Pour ne pas tout mélanger, Pierre préfèra alors faire de l’école une entité à part : elle continua sous le nom de « Grands Espaces », avec Philippe Paillet et Damien Bertrand. Parallèlement il créa avec Bertrand Maddalena l’atelier de contrôle et réparation Rip’Air.

Tout en concevant ses sellettes et en faisant grandir son entreprise, Pierre continuait à voler beaucoup, avec le même perfectionnisme qu’au travail. Le côté simple et ludique du parapente avait eu raison de sa passion du deltaplane. Il multiplia bientôt les exploits. Dès 1992, il fit un aller-retour de 130 km. En 2003, il établit un record mondial de distance en triangle (237 km) qui allait rester imbattu durant 12 ans (*) ! Avec son idée de Cap 111, il ouvrait la voie au vol-bivouac. Chaque été, il partait, seul, se ressourcer en montagne dans des vols-bivouacs géants dont il revenait souvent avec un récit plein de poésie qu’il offrait à Parapente Mag. Lors de ces escapades, il lisait beaucoup. Un jour il me téléphona pour me dire qu’il fallait absolument que je lise un livre de René Barjavel qui s’appelait « La faim du tigre » et que je vais relire maintenant que Pierre n’est plus là. Pierre est un de ces hommes, rares, qui font une vraie recherche spirituelle, une quête parfois si intense qu’elle ne leur facilite pas toujours la vie… ou au contraire les aide à apaiser en les relativisant, les moments difficiles. Pierre avait écrit ceci : « La vie est un cadeau fragile et précieux dont nous ne réalisons pas toujours la beauté, à force de se laisser accaparer par les passions et le travail. Le vol a décuplé mon pouvoir d’émerveillement. La simple contemplation de cette richesse qui nous entoure constitue à elle seule une garantie de mieux vivre, à ne pas rater. Il y a un contraste saisissant entre la beauté de la nature et l’atroce violence qui y régule la vie. Je contemple le visage de mes filles, pétillantes de joie et d’intelligence : qui est l’architecte ? Evidemment pas le hasard ! Comme l’a écrit Barjavel : ‘ce qui crée manie sacrément bien les briques’. C’est évident : il y a une intention dans l’univers. »

Ses départs vers de longs vols bivouacs de plusieurs semaines, dans la solitude et l’engagement, étaient l’occasion de réfléchir à tout cela. Il les a souvent vécus comme des arrachements à la douceur confortable des habitudes, mais personne n’est allé plus loin que lui dans le genre.

Lorsqu’il ne disposait que de peu de temps, il adorait aller voler du Trelod, son petit paradis des Bauges. Il emportait toujours un harmonica (c’est Didier Favre qui lui avait fait découvrir cet instrument). Perfectionniste en musique comme ailleurs, il avait par exemple rencontré Jean-Jacques Milteau.

Lors de ses grands vols d’été, il se posait souvent chez nous et il restait quelques jours avec nous. Nous évoquions alors notre enthousiasme fondateur du Sahara. Un été, il proposa à Kti d’aller se poser au sommet du Mont Blanc en décollant de Plaine-Joux où nous passions nos vacances.
Une autre fois, il nous téléphone, il n’avait pas le moral. Le lendemain nous partions voler au Maroc. Nous le convainquons de venir. Il vient et partage avec nous des vols tout simples, avec voile montagne, sellette string, sans casque ni parachute de secours : cette légèreté, cette liberté le séduit et dans cette simplicité retrouvée, son moral revient.

Ces derniers temps, nous étions quelques uns, proches de lui, à tenter de lui montrer tout ce qui lui restait de positif, à commencer par sa belle complicité avec Linh, sa compagne, et la petite Mireille pour lesquelles il avait un amour profond. Mais nous n’avons sans doute pas su saisir la force et l’urgence de ses appels au secours.

Nous pensons à sa maman, à ses filles Stéphanie et Elodie, à sa compagne Linh et sa fille Mireille.
Bouiloux2010
Salut Pierre, salut l’artiste !
Pierre Pagani

(*) Pralognan-Grenoble-Annecy… et à son retour, il repose là d’où il avait décollé quelques heures plus tôt, au col de Saulces !